LA MÉMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI
Paul Ricoeur
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Sinopse
Est-il arrivé ? Quand sort-il ? « Il », cest le livre, largement signalé, que Paul Ricur a publié en septembre 2000. Cest « le Ricur » pour lequel les lecteurs impatients appellent leur librairie préférée. Dès juillet-août, la revue Esprit en avait proposé des extraits et les premiers commentaires ; en septembre, le Magazine littéraire lui consacre un dossier bien construit, comprenant un long entretien. Ricur, phénomène annoncé ? phénomène de mode ? Voilà qui est nouveau et doit bien lamuser, lui qui construit son uvre dans les zones difficiles où souffle encore lesprit, avant que ne sen emparent, en les affadissant, les trompettes de la renommée.Derrière la simplicité du titre qui semble, à première vue, suggérer un schéma chronologique, voire causal dans lenchaînement des trois termes : mémoire-histoire-oubli, souvre un livre dense, de haute réflexion et de haute érudition.Le projet de Paul Ricur est de comprendre, en bon phénoménologue, ce qui lui apparaît comme « linquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop doubli ailleurs, pour ne rien dire de linfluence des commémorations et des abus de mémoire et doubli. »Si comprendre est primordial, ainsi quexpliquer, il convient ensuite dappliquer les résultats de la pensée au domaine politique. En effet, Ricur na jamais négligé cette dimension de l« homines inter esse », expression quil utilise souvent en citant, à chaque fois, Heidegger ou Hannah Arendt.LES ENJEUXLe but de ce livre est de mettre en place une « politique de la juste mémoire ». La réflexion de Paul Ricur, né en 1913, sarticule depuis ses premiers travaux (la traduction des Ideen de Husserl alors quil était prisonnier durant la seconde guerre mondiale) sur une problématique qui conjugue les questions de la phénoménologie et celles qui sont issues des pensées plus strictement contemporaines comme la psychanalyse ou la réflexion sur lhistoire et léthique.Paul Ricur aime à expliquer que chacun de ses livres prend son point de départ sur un manque quil détecte dans celui, ou ceux, quil vient de terminer. Ainsi, celui-ci, La mémoire, lhistoire, loubli prend-il la suite de Soi-même comme un autre, dans lequel Ricur montrait que le « soi », parce quil permet larrachement au moi, rend possible laltérité et donc la philosophie morale. Ici la pensée de Ricur, qui fonde lensemble de son uvre et selon laquelle « lhistoire est écriture de part en part », est analysée à travers les objets qui sont autant de repères pour saisir lenjeu historique et politique de notre temps : comprendre quil ny a pas de système global du mal, mais des irruptions du mal toujours singulières et incomparables les unes avec les autres. Le livre sachèvera sur un courageux appel à lars oblivionis lié à un art de la mémoire bien tempérée.LES REPÈRESSuivons la construction rigoureuse de luvre dont le plan, régulier, adopte un ample rythme ternaire, mais pas nécessairement dialectique pour autant.La phénoménologie de la mémoireAu fil dune première partie que fréquenteront aisément les lecteurs rompus aux exercices de philosophie comparée, se déploie, en trois moments, la réponse à la question husserlienne par excellence : « De quoi y a-t-il mémoire ? De qui est la mémoire ? »Dans un premier moment, Paul Ricur sattache à nous montrer que lapproche cognitive de la mémoire doit déjà opérer une distinction entre la mémoire, mneme, qui est de lordre de laffect, du pathos, puisque le souvenir y apparaît de manière passive sans que le sujet le veuille cest, pour aller vite, la mémoire type « madeleine de Proust » , et la mémoire, anamnesis, qui est de lordre du travail, de la quête, du rappel et de la récollection. Cest, pour aller vite encore, la mémoire type du travail en analyse.Un second moment a pour fonction de dénoncer les abus qui ne manquent pas de sattacher à la mémoire : si, dans un premier temps, la mémoire permet de tenir disponible ce qui a été une fois appris, elle peut, dans un second temps, encombrer lesprit et le freiner dans la production didées autonomes. La mémoire peut être aussi manipulée et abusivement commandée.Le troisième moment de cette phénoménologie de la mémoire prouve que, même si la mémoire paraît radicalement singulière, on ne se souvient jamais seul. Autrement dit, même si mes souvenirs ne sont pas les vôtres, il nen reste pas moins vrai que ma mémoire senfermerait dans un solipsisme stérile si elle ne sarticulait sur une mémoire collective sans laquelle, dailleurs, elle ne saurait vraiment exister. Ici intervient ce que Ricur appelle la politeia, cest-à-dire lentrée de la mémoire dans la sphère publique, qui lui permet détendre la question de la phénoménologie à la sphère sociale.Lépistémologie de la science historiquePaul Ricur, toujours en trois moments, scrute les méthodes et les objets des sciences de lhistoire. Le point de départ est lirréductible soupçon déjà mis en évidence par Platon dans Phèdre lorsquil se demande si lécriture (donc lhistoire pour Ricur) est un remède ou un poison.Le premier point examiné est celui des documents qui permettent la construction de la conscience historique : le témoignage et larchive, qui constituent ladministration de la preuve. Ricur conclut ce passage sur la nécessaire confiance dans la parole dautrui. Puis rejouant le duel qui se joua entre les idées d Auguste Comte et celles de Wilhelm Dilthey en opposant lexplication et la compréhension, Ricur les réunit, les associe pour augmenter la sphère de linterprétation, de lherméneutique. Si Dilthey affirmait, pour contrer Comte, « On explique la nature ; on comprend lhomme », Ricur montre quau niveau de lexplication il y a nécessité de faire jouer linterprétation. Le troisième moment a pour fonction de montrer que la représentation historique, cest-à-dire le discours de lhistoire, fonde lhistoire qui est toujours de lordre de lécriture.La condition historiqueCette dernière partie, ou plutôt avant-dernière partie avant « lépilogue », est réflexive : elle répond à la question : « Quest-ce que comprendre sur le mode historique ? »Là encore, il est essentiellement question dherméneutique puisque Ricur y poursuit son enquête critique de lhistoire. Est dabord examinée la toujours possible démesure spéculative qui fait que le discours sur lhistoire tend à sautoproclamer discours sur lHistoire en soi, sur une pseudo-Histoire absolue se sachant elle-même. Ricur parle ici dherméneutique critique.Puis lauteur applique lherméneutique aux conditions existentielles du savoir historiographique : nous, les hommes, homines, nous faisons lhistoire parce quelle est la condition indépassable de notre être. Ici, bien évidemment, Heidegger et le Dasein entrent en ligne de compte. Ricur adopte lidée directrice de Lêtre et le temps selon laquelle « la temporalité constitue non seulement une caractéristique majeure de lêtre que nous sommes, mais celle qui, plus que toute autre, signale le rapport de cet être à lêtre en tant quêtre ». Nous avons donc affaire ici à une herméneutique ontologique.Cette troisième partie sachève sur la question de loubli que Ricur interprète selon les modalités qui lui ont servi, plus haut, à saisir la mémoire : ny a-t-il pas des usages et des abus de loubli sans que lon puisse pour autant parler dun devoir doubli ?En effet, lamnistie dont Aristote, dans La Constitution dAthènes, nous propose le plus ancien modèle, répond à une nécessité sociale, elle est une thérapie à appliquer durgence pour que le tissu social ne se désagrège pas complètement. Elle ne saurait prendre place dans la sphère de la Vérité, mais dans celle de lutilité. Elle est toujours proposée sur le mode de lobligation, du commandement. Et là est le signe de « limpossibilité dauthentiques institutions politiques du pardon ».Il en va tout autrement du pardon sur lequel sachève La mémoire, lhistoire, loubli. Le pardon nest pas loubli, il nest pas effacement de lacte, car ce qui est effacé peut toujours resurgir. Pour Ricur, « lesprit de pardon a le pouvoir de délier lagent de son acte ». Il forme ainsi une eschatologie de la mémoire qui rend, seule, possible une mémoire heureuse et apaisée.CONCLUSIONDès le début, Ricur comparait son ouvrage à un « trois-mâts », chaque mât correspondant à une partie de luvre. Quant au port que vise ce navire, cest celui de « la juste mémoire » qui aura su faire la part, difficile, du pardon. Mais rien de mou, de mielleux dans ce pardon. Il ne sagit pas du pardon que fustige Nietzsche comme étant le signe dune morale desclave, mais dun pardon dont lenjeu est ontologique. Il vise à extraire le mal de la problématique de la radicalité.Le mal nest pas originaire, il nest pas inscrit comme un invariant dans lhistoire. Le mal est toujours nouveau, variable, il est toujours le fait dhommes, dactes. Le pardon, en ce quil rend lhomme à sa capacité dagir, est libérateur. Pour tous. Ainsi se clôt ce livre : sur un thème civique, politique. (Fonte: http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2001-04-0120-012)